L'Aviateur & l'Outil

L’usage d’un instrument savant n’a pas fait de toi un technicien sec. Il me semble qu’ils confondent but et moyen ceux qui s’effraient par trop de nos progrès techniques. Quiconque lutte dans l’unique espoir de biens matériels, en effet, ne récolte rien qui vaille de vivre. Mais la machine n’est pas un but. L’avion n’est pas un but c’est un outil. Un outil comme la charrue.
Si nous croyons que la machine abîme l’homme c’est que, peut-être, nous manquons un peu de recul pour juger les effets de transformations aussi rapides que celles que nous avons subies. Que sont les cent années de l’histoire de la machine en regard des deux cent mille années de l’histoire de l’homme? C’est à peine si nous nous installons dans ce paysage de mines et de centrales électriques. C’est à peine si nous commençons d’habiter cette maison nouvelle, que nous n’avons même pas achevé de bâtir. Tout a changé si vite autour de nous: rapports humains, conditions de travail, coutumes. Notre psychologie elle-même a été bousculée dans ses bases les plus intimes. Les notions de séparation, d’absence, de distance, de retour, si les mots sont demeurés les mêmes, ne contiennent plus les mêmes réalités. Pour saisir le monde aujourd’hui, nous usons d’un langage qui fut établi pour le monde d’hier. Et la vie du passé nous semble mieux répondre à notre nature, pour la seule raison qu’elle répond mieux à notre langage.
Chaque progrès nous a chassés un peu plus loin hors d’habitudes que nous avions à peine acquises, et nous sommes véritablement des émigrants qui n’ont pas fondé encore leur patrie.
Nous sommes tous de jeunes barbares que nos jouets neufs émerveillent encore. Nos courses d’avions n’ont point d’autre sens. Celui-là monte plus haut, court plus vite. Nous oublions pourquoi nous le faisons courir. La course, provisoirement, l’emporte sur son objet. Et il en est toujours de même. Pour le colonial qui fonde un empire, le sens de la vie est de conquérir. Le soldat méprise le colon. Mais le but de cette conquête n’était-il pas l’établissement de ce colon? Ainsi dans l’exaltation de nos progrès, nous avons fait servir les hommes à l’établissement des voies ferrées, à l’érection des usines, au forage de puits de pétrole. Nous avions un peu oublié que nous dressions ces constructions pour servir les hommes. Notre morale fut, pendant la durée de la conquête, une morale de soldats. Mais il nous faut, maintenant, coloniser. Il nous faut rendre vivante cette maison neuve qui n’a point encore de visage. La vérité, pour l’un, fut de bâtir, elle est, pour l’autre, d’habiter.
Notre maison se fera sans doute, peu à peu, plus humaine. La machine elle-même, plus elle se perfectionne, plus elle s’efface derrière son rôle. Il semble que tout l’effort industriel de l’homme, tous ses calculs, toutes ses nuits de veille sur les épures, n’aboutissent, comme signes visibles, qu’à la seule simplicité, comme s’il fallait l’expérience de plusieurs générations pour dégager peu à peu la courbe d’une colonne, d’une carène, ou d’un fuselage d’avion, jusqu’à leur rendre la pureté élémentaire de la courbe d’un sein ou d’une épaule. Il semble que le travail des ingénieurs, des dessinateurs, des calculateurs du bureau d’études ne soit ainsi en apparence, que de polir et d’effacer, d’alléger ce raccord, d’équilibrer cette aile, jusqu’à ce qu’on ne la remarque plus, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une aile accrochée à un fuselage, mais une forme parfaitement épanouie, enfin dégagée de sa gangue, une sorte d’ensemble spontané, mystérieusement lié, et de la même qualité que celle du poème. Il semble que la perfection soit atteinte non quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retrancher. Au terme de son évolution, la machine se dissimule.
La perfection de l’invention confine ainsi à l’absence d’invention. Et, de même que, dans l’instrument, toute mécanique apparente s’est peu à peu effacée, et qu’il nous est livré un objet aussi naturel qu’un galet poli par la mer, il est également admirable que, dans son usage même, la machine peu à peu se fasse oublier.
Nous étions autrefois en contact avec une usine compliquée. Mais aujourd’hui nous oublions qu’un moteur tourne. Il répond enfin à sa fonction, qui est de tourner, comme un cœur bat, et nous ne prêtons point, non plus, attention à notre cœur. Cette attention n’est plus absorbée par l’outil. Au-delà de l’outil, et à travers lui, c’est la vieille nature que nous retrouvons, celle du jardinier, du navigateur, ou du poète.
— Antoine de Saint Exupery, Terre des Hommes, 1939
OK, j'avoue, citer du Saint-Ex, il y a un petit côté "j'ai 14 ans et ceci est trés profond". Mais il n'empêche, ne serait-ce que la beauté du texte, je le trouve tellement pertinent. Il suffit de remplacer "avion" par "ordinateur" (et probablement "Intelligence Artificielle" dans notre contexte) pour qu'il soit encore plus percutant. D'aucuns pourraient arguer que sa prophétie quant à l'avion ne s'est pas totalement vérifiée. De nouveaux défis se sont ajoutés, surconsommation, écologie etc... et certaines notions vieillissent mal (coucou les colons). Encore que si on raisonne sur l'usage plutôt que sur l'objet cela s'est vérifié: prendre l'avion est (malheureusement?) trivial aujourd'hui. Qui se souvient des agences de voyages, des vouvhers, des travellers check, voir même des visas. En quelques clics, voir moins, on peut réserver un billet et partir à l'autre bout comme si on prenait un bus un peu plus avancé. Un bus où l'on finirait en caleçon au contrôle sécurité, et où l'on vérifierait quelle quantité de shampooing est transportable, mais c'est une autre histoire.
J'avoue j'aime les outils - et plus particuliérement tout ce que nous a concocté ces derniéres décénies la révolution numérique. Mais j'aspire à l'épure. Pas à moins de technologies, non, à des outils simples, adaptés, qui se font oublier. je veux que ça soit simple, réparable, innovant, et plus clinquant. Pour reprendre le théme des l'IA, et pour être précis, des LLM, j'aime leur sobriété d'interface. Un "prompt" c'est l'expression la plus pure de ce que j'attends des mes outils: pas de boutons qui clignotent, pas de pubs, pas de suggestions. Oui je suis naïf, il y a - ou aura, bientôt tout ça. Il y a 20 ans (plus?) Google avait été une révolution: juste une barre de recherche et des résultats. C'était incroyable. Juste une pub, même pas d'image. Il faut se souvenir de où nous venions: quantité de moteurs, plus ou moins efficace selon le pays, et même des métamoteurs pour aggréger et concatainer les résultats. Quuand j'allume une TV connectée sur Android TV, j'ai des boutons quand je vois le casino ambulant qu'a accouché ce monstre.
Ma quête d'outils qui me plaisent aujourd'hui est assez simple: un besoin un outil. Le moins de clinquant possible. Sans en arriver à l'extrémité d'un simple terminal - je suis paresseux - mais je préfére avoir UN bon outil efficace que je maîtrise pour UN usage plutôt qu'un bloubiboulga informe qui me propose de plus en plus de choses et qui oublie sa fonction initiale. La merdification des choses. Je me note de rédiger quelque chose dessus, tiens.
"La machine se dissimule" ça ne veut pas dire qu'elle n'est pas critique dans les process et doit être délaissée. Qu'elle n'a pas besoin d'entretien, de maintenance. Pour reprendre l'analogie, le jardinier entretien ses outils, affûte ses lames etc... Il accomplit une fonction vieille comme le monde: faire pousser des trucs. Mais il le fait avec une technologie aboutie, qu'il sait remettre en question dans une optique d'efficacité et de confort.